LE SYNDROME DE L'ASCENSEUR

Robots familiers, les 270 000 ascenseurs de France font grimper nos ràves jusqu' au septiäme ciel et plangent dans les sous-sols de notre inconscient

By Robert Sarner, L'Express, le 12 juillet 1980

[As the oldest of France's elevators is about to be retired after nearly a century of service at the Eiffel Tower, elevators - and the things that go on in them - are an increasingly inescapable element of modern urban life.]

Le doyen des ascenseurs franáais, celui de la Tour Eiffel - il est né en 1889 - va bientìt àtre remplacé par un moderne appareil électrique. Une belle machine va mourir. Comme pour attirer notre attention sur ce héros méconnu de la civilisation urbaine, l'ascenseur, qu'on finit par oublier, malgré les sournoises titillations dont il nouse émeut.

Celui de la Tour Eiffel mis à part, le plus ancien de nos ascenseurs se trouve à Paris, 42 ter, rue Notre-Dame-des-Champs. Il date de 1902. Aujourd'hui, 270 000 ascenseurs, dont 100 000 pour la seule capitale, montent et descendent inlassablement, en France. L'ascenseur n'est plus un luxe. Pourtant, s'il fait partie de notre intimité quotidienne, il ne nous est pas encore familier.

Comme Venise autour de ses canaux, New York a grandi autour de ses ascenseurs. Dont le véritable essor, en France, a commencé seulement apräs la guerre. Nous nous en méfions comme d'un démon mal exorcisé.

Si l'ascenseur ne nous était pas advenu, bien des aberrations de l'urbanisme nous auraient sans doute été épargnées. Les tours et autres fourmiliäres auraient été inconcevables. Mais notre malaise ne reläve pas de jugements aussi rationnels. Sa source est bien plus profonde. Pour la découvrir, il faut descendre avec les ascenseurs dans les sous-sols obscurs de notre inconscient.

La plus forte concentration franáaise d'ascenseurs sous un màme toit se trouve à la Tour Montparnasse. A 8 h 55 du matin, heure de pointe, observons le manäge des vingt-sept machines directes ou omnibus. La foule s'entasse au rez-de-chaussée, piedmont d'un Himalaya de bureaux. Un voyant lumineux indique, sans équivoque, que l'ascenseur va arriver: n'importe, chaque nouvel arrivant, ou presque, se croit obligé d'appuyer sur le bouton, comme si la machine n'obéissait qu'àune injonction personnelle et délibérée. La cabine se pose avec un soupir pneumatique. Dodo-métro-ascenseur boulot, on s'y engouffre comme des moutons. Les portes d'acier claquent, mÉchoires d'un moloch automatique. En haut! Plus personne ne parle. Stupidement, des voyageurs lävent les yeux au plafond pour voir si l'horizon familier de leur étage se rapproche. D'autres fixent le bout de leurs chaussures. Dans ce sas mobile sans points de repäre, isolé du monde extérieur, la tension est à couper au couteau.

Màme - et surtout - dans les ascenseurs privés, moins monumentaux, nous montrons sans le savoir à nos copassagers des visages sans humour ni attrait. Vides. Cette crispation trahit une sorte d'angoisse banale, habitée de fantasmes apocalyptiques. Et si la cabine close allait s'enfoncer dans les entrailles de la Terre? Ou bien, libérée de ses entraves, bondir au zénith, comme une fusée.

La phobie de l'ascenseur est une fosse aux serpents cousine des claustrophobies, des agoraphobies. A New York, qui est pourtant la capitale universelle des ascenseurs, un psychiatre a ouvert une clinique pour les ascenseurophobes, qui subissent huit semaines de traitment dans l'espoir de guérir.

Un autre phychiatre, le médecin canadien Daniel Cappon, spécialiste de l'environnement, a enquàté dans tous les ascenseurs d'Amérique du Nord. Aucune attitude standard de l'homme en translation verticale ne lui a échappé. Si, dans la cabine, les boutons de contrìle sont à gauche en entrant, le premier arrivé se plante immanquablement à gauche, präs du tableau. Le deuxiäme va à droite de la porte, le troisiäme au fond à gauche, le quatriäme au fond à droite. C'est une faáon de contrìler l'espace immédiat, ressenti comme hostile. Le centre est détesté, on y met souvent les enfants.

« Dans les ascenseurs, dit encore le Dr Cappon, les gens ont le sentiment que leur territoire personnel est envahi. D'oó régression et angoisse. »

Pour conjurer l'invasion - et ne pas s'entretuer? - on évite soigneusement de croiser le regard de l'autre. Essayez donc, si vous àtes sceptique, de violer les tabous. Fixez votre voisin, approchez-vous de lui si la cabine est presque vide, parlez fort : vous ferez scandale.

Le trouble engendré par l'ascenseur clos n'a pas seulement des effets inhibiteurs. L'enfermement éphémäre provoque des stimulations érotiques qui ne sont plus à démontrer. Il y a du viol dans l'air et, parce qu'elles peráoivent - ou partagent - les ràves sulfureux de leurs voisins, les femmes baissent les yeux dans l'ascenseur.

On pense, c'est classique, à des pannes, à des étreintes accidentelles. Les hommes délicats affirment avec défi que justement, dans une cabine bloquée, ils ne solliciteraient jamais la proie reduite à merci par le hasard. Les dons Juans, au contraire, passent à l'acte. Au moyen, s'il le faut, du bouton «arràt» poussé entre deux étages.

Toutes ces fantasmagories proviennent, peut-àtre, du fait que les techniques ont évolué plus vite que nos habitudes. « Léducation de l'usager est encore incompläte », reconnait Pierre Clément, de la société. Ascinter. Tout de màme, il y a déjà 126 ans qu'un mécanicien entreprenant présenta, à l'Exposition internationale de New York, son « safety elevator » .

Eliska Graves Otis venait d'inventer l'ascenseur moderne. Et, du màme coup, la ville moderne. Vapeur, puis force hydraulique, puis électricité : de 0 m 2 par seconde, on est passé à 3 ou 4 mätres, puis à 10 mätres pour les express contemporains. Le style et le confort ont connu bien des révolutions. Mais les éclairages tamisés et les musiques douces ne font qu'exaspérer la noire fascination des ascenseurs.

Les puissantes multinationales qui se partagent le marché de la locomotion verticale ont souvent des noms accolés assez rigolos, à la faáon des auteurs de Boulevard. Les jumeaux Otis-Pifre et Roux-Combaluzier, par exemple, ont droit de cité dans notre mythologie. Les industriels concernés nient farouchement que ces clins d'oeil soient voulus pour conjurer le mauvai oeil de leurs produits.

Ils affirment avec la derniäre energie que la peur de l'ascenseur est étrangäre à tout danger objectif: et, en vérité, les cabines ne tombent jamais. En moyenne, trios Franáais et 20 américains meurent, chaque année, d'un accident d'ascenseur. Et c'est toujours la stupidité ou l'affolement des victimes qui est à l'origine du drame.

Un week-end dans une cabine

La phobie de l'enfermement, elle, est un peu mieux fondée. Selon un responsable de l'entretien, il ne se passe guäre de jour sans qu'un des ascenseurs de la Tour Montparnasse tombe en panne. L'ascenseur moyen se bloque, bon an, mal an, de quatre à six fois, et les sapeurs-pompiers de la région parisienne ont secouru, en 1978, plus de 4 300 séquestrés.

On se rappelle la cauchemardesque aventure de cette femme de ménage lyonnaise qui resta claustrée, dans sa cabine exiguâ, tout un week-end, jusqu'à l'arrivée des employés, le lundi matin.

La maison Otis étudie actuellement un dispositif à piles qui devrait permettre à la cabine de regagner son port d'attache en cas de panne de courant ou de gräve surprise.

En attendant, et màme si la plupart d'entre nous simulent l'indifférence blasée, les équivoques capsules n'ont pas fini de nous faire courir d'immé-moriaux frissons entre les omoplates.

« Quand on y pense, dit un psychiatre new-yorkais, l'homme n'a pas si sou-vent l'occasion de séjourner dans un récipient hermétique. Il y a le ventre maternel, le tombeau, et, entre les deux, l'ascenseur. »

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